dimanche 6 septembre 2009

En attendant le 30 septembre 2009, soirée-débat sur Internet

Comme promis les premières pages du livre de Sébastien Vaas sur L'enfer du virtuel :

Sébastien VAAS
L’ENFER DU VIRTUEL. La communication naturellepour sortir de l’isolement technologique

Avertissement
Ce que l’on trouvera dans les pages qui suivent n’aurait pu être écrit si je n’avais pas été au bout de l’expérience virtuelle. Ce parcours de plus de 10 ans, j’ai dû le revivre pendant l’année où je me suis consacré à l’écriture de ce livre – j’ai dû me remettre à la place qui avait été la mienne afin de bien comprendre les illusions qui m’avaient attaché autrefois à ce monde sinistre qu’est le virtuel.
Cette manière particulière d’écrire fait qu’il ressort de la première partie une vision du monde assez étroite, compliquée et sans doute très étrange pour ceux qui n’ont jamais vraiment « croché » avec Internet. Ce n’est que dans la seconde partie, là où je m’intéresse à la question de la communication (et de la technologie) par rapport à l’ensemble de la société, qu’on perçoit mieux, je crois, où je voulais en venir et que l’horizon s’élargit.
J’aurais sans doute pu réécrire la première partie pour qu’elle soit plus nuancée, qu’elle place moins la technologie comme bouc émissaire et plus l’homme face à ses responsabilités. Mais, je pense que cela aurait diminué l’impact des arguments et rendu plus difficile de voir où Internet nous mène en tant qu’individus et en tant que société.
J’ai donc choisi de garder mon manuscrit tel quel – comme le témoignage d’un parcours, forcément imparfait – sachant que la deuxième partie rectifie largement les illusions dont la première est encore entachée.
J’espère que le lecteur aura la patience de descendre avec moi dans l’enfer du virtuel et qu’il aura le courage de tenir le fil jusqu’au bout, jusqu’à une vision renouvelée du monde.

PREMIÈRE PARTIE : L’IMPASSE D’INTERNET
CHAPITRE 1 ; DÉMYSTIFIERL A TECHNOLOGIE

Dans les chapitres qui suivent, je propose d’aller regarder « derrière le décor » des principales technologies de télécommunication qui peuplent la société actuelle, et plus particulièrement Internet, la « vedette » qui a conquis en 10 ans la majorité de la population des pays développés.
Mon approche sera particulière, « originale » car nous essaierons de regarder ces technologies d’un point de vue intérieur, alors que la plupart des ouvrages sur ce sujet ont un angle d’approche « sociologique », ils observent la société d’un point de vue extérieur, « scientifique ».
Or, ces deux points de vue sont souvent diamétralement opposés. L’exemple le plus frappant est pour moi celui de la prétendue vitesse qu’offrent toutes ces technologies. Les sociologues l’acceptent comme une donnée évidente et pourtant il semble que personne n’a remarqué que l’être humain se trouve toujours plus paralysé. Qu’il soit derrière le pare-brise de sa voiture ou l’écran de son ordinateur, il reste assis, respirant à peine, et seul son cerveau s’agite.
Mon expérience personnelle me permettra de faire cette « visite guidée » et d’affirmer des choses pas toujours « scientifiquement prouvées » mais que l’on pourra éventuellement vérifier par soi-même. Je ne prétends bien sûr pas avoir raison sur toute la ligne – pour beaucoup de choses, j’ai dû me fier à mon intuition – mais j’espère que les visions que j’offre pourront entrer en résonance chez d’autres.
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Bien loin d’être une licence pour s’enfermer dans le subjectivisme, je crois que la connaissance de soi est la seule base sûre pour émettre des opinions sur le monde, alors que tout le reste n’est généralement que suppositions émises de loin (et la Science avec un grand S n’échappe pas à cette règle).
Je me baserai le plus possible sur des exemples simples et sur ce qu’on appelle le « bon sens ». En revanche, j’éviterai les considérations trop abstraites, les jeux de mots philosophiques qui ont tendance à cacher les réalités les plus élémentaires. Certains développements sembleront sans doute fastidieux – composés d’évidences qu’on connaît déjà – mais il faut rétablir les bases avant de pouvoir poursuivre plus avant les réflexions.
Le fantasme technologique
Il est assez paradoxal que les technologies – cette création de l’homme où chaque pièce a une fonction dûment établie – aient en même temps fait l’objet d’innombrables fantasmes. Au début, le téléphone nous promettait juste de nous rendre la vie plus facile, mais, de nos jours, avec les mondes virtuels, c’est la « conscience cosmique », l’immortalité et l’omniscience absolue qu’on nous promet à demi-mot, même dans les grands médias.
Les ouvrages et films de science-fiction – même lorsqu’ils émettent de vagues mises en garde – n’arrêtent pas de capter les imaginations et de nourrir mythes et espérances. Ce qui part, peut-être, d’une simple inspiration « poétique » d’un auteur, semble presque devenir une réalité de par le fait que la technologie promet, à l’avenir, de façonner la réalité entièrement à notre convenance.
L’expérience soviétique a pourtant montré qu’il ne suffisait pas de croire ensemble à de belles théories, à des mythes séduisants, pour qu’ils deviennent réalité. Malheureusement, lorsqu’on a trop pris l’habitude de rêver, il devient difficile de se réveiller lorsque le rêve tourne au cauchemar.11
Le propre d’un mirage, c’est qu’il se trouve au loin. Notre regard est porté par l’oasis qui s’éloigne toujours plus, mais qu’on imagine toujours plus luxuriante. Pour ne pas mourir de soif, il y a cependant un moment où il faut arrêter de courir, admettre qu’il y a un problème et agir en conséquence.
Nous n’en sommes pas encore au point du film The Matrix des frères 􀁉����􀁩�􀁝���������������������������������������Wachowski,�������������������������������������où la Terre n’est plus qu’un énorme désert électrifié et où les êtres humains sont prisonniers dans des cocons tout en voyageant dans un univers virtuel. Mais ce film pourrait se révéler étrangement prophétique si on ne commence pas à se réveiller du mirage technologique.
Je propose donc de laisser résolument de côté toutes les spéculations faites sur le futur – tant positives que négatives – et d’examiner l’état actuel des choses. On pourrait penser que dans une société rationnelle comme la nôtre, des spécialistes aient déjà étudié ces questions, mais il y a, en réalité, comme un trou béant à ce sujet. Or, cela fait 10 ans qu’Internet est devenu « grand public » et, aujourd’hui, dans les sociétés occidentales, toutes les générations y ont accès et l’utilisent quasi quotidiennement.
Nous pouvons donc légitimement nous demander : est-ce que les promesses faites, déjà en 1942, par un certain Norbert Wiener – le père de la cybernétique – ont été tenues ? Connaissons-nous seulement ces promesses ou les avons-nous oubliées comme on oublie les promesses des politiciens après les élections ?
Les trois prochains chapitres examineront les principales promesses faites par ce que le sociologue Philippe Breton a appelé « l’idéologie de la communication » – qui est en fait surtout l’idéologie de la télécommunication. Ces trois promesses sont : rapidité des échanges, partage universel de la connaissance et rapprochement des êtres. Elles sont
1. On considère généralement qu’Internet est vraiment devenu « mainstream » au moment où Internet Explorer a été automatiquement intégré à toutes les versions de Windows, c’est-à-dire en 1998.12
implicites, gravées dans les technologies, répétées encore et encore par les médias, à tel point que nous les considérons presque comme déjà accomplies… Mais le miracle/mirage s’est-il vraiment réalisé ou, au contraire, sommes-nous trop occupés à courir après d’autres technologies, d’autres « progrès » pour constater lucidement l’échec ?
L’anomalie technologique
En fait, si au lieu de concentrer notre attention sur un point dans le futur, nous l’élargissons vers le passé, nous constatons que l’arrivée de nouvelles technologies a toujours été vécu comme une intrusion dans un mode de vie naturel qui n’était certes pas idéal, mais au sein duquel les gens trouvaient un certain équilibre.
Les enthousiastes des technologies se réjouissent de l’éclatement des limites, mais ces limites n’étaient pas forcément vécues comme contraignantes par ceux qui n’imaginaient même pas qu’elles puissent être franchies, et elles garantissaient une protection contre la folie des hommes ainsi qu’un cadre où des choses positives pouvaient parfois se développer.
On imagine le passé comme une succession de barbaries, mais les guerres d’autrefois étaient souvent de portée limitée, car aucun royaume ne voulait voir se faire décimer tous ses hommes bien portants et ainsi risquer la famine. Aujourd’hui, comme le développement technologique – notamment nucléaire – permet de détruire l’autre presque sans aucune perte, comme nous avons pu le voir depuis la première guerre du Golfe, seuls de complexes organismes internationaux peuvent tenter de mettre quelques limites.
Mais retrouvera-t-on jamais un équilibre naturel de cette manière alors que le développement technologique avance plus vite que jamais ?
Un homme fit remarquer qu’autrefois, lorsque les conditions de vie devenaient trop pénibles, les gens se révoltaient et les autorités devaient revenir à des exigences plus 13
« humaines ». Mais maintenant que des drogues – notamment les antidépresseurs – existent, les gens sont capables de supporter ce qui serait autrement insupportable.
Cet homme est Ted Kaczynski – alias Unabomber – et ses réflexions furent publiées de force dans le New York Times après qu’il ait envoyé une dizaine de lettres piégées à des chercheurs travaillant dans la haute technologie, et qu’il en ait tués trois.
Quoique nous ne soutenions aucunement ces méthodes, pour des raisons que nous donnerons clairement bientôt, il est tout de même intéressant de remarquer qu’il ait fallu tant de meurtres – commis sur près de 20 ans – pour que soient publiées des réflexions mettant en doute la place de la technologie dans une vie sociale saine.
Ce n’était là que la pointe de l’iceberg car, si la technologie a eu dès ses débuts son lot de fanatiques, elle a aussi connu des adversaires passionnés. Quoique partisane, l’Histoire a tout de même retenu la révolte des Luddites – du nom de leur contestataire en chef, Ned Ludd – des travailleurs anglais qui détruisirent des machines qu’on avait amenés dans leur atelier de tissage pour « faciliter » leur travail.
Cette révolte était-elle seulement due à la peur de perdre un emploi, ou y avait-il une raison plus profonde, plus obscure, comme le ferait penser la fascination qu’elle a générée et continue de générer de nos jours dans certains milieux ?
Sans aller jusqu’à ces extrêmes, on peut tout de même noter qu’il y a toujours eu de la méfiance envers ces innovations technologiques, avant qu’elles ne soient adoptées par la « force des choses » – et surtout par les nouvelles générations. On met généralement ces résistances sur le dos d’un « conservatisme irrationnel » et on projette ce problème sur de vieux paysans réactionnaires qui « ne comprennent rien au monde ».
Mais y a-t-il seulement quelqu’un qui comprend vraiment ce qui se passe ? Y a-t-il un conducteur à cette machine « qu’on n’arrête pas » qu’est le progrès ?14
L’obscurantisme scientifique
Je souhaite exprimer là une révolte profonde contre les vulgarisateurs scientifiques qui tentent de montrer la science de manière favorable, en redoublant d’efforts pédagogiques et en racontant de « belles histoires » sans jamais expliquer vraiment comment « avance » cette Science qui est supposée faire la fierté de l’homme et être l’apogée de la Création.
On nous présente la Science comme une conquête progressive de la connaissance et donc le scientifique comme un être passionné ayant un profond contrôle de ce qu’il étudie. En réalité, la Science – telle qu’elle est pratiquée depuis le début de l’ère industrielle – « progresse » de manière presque barbare, par une succession d’essais et d’erreurs jusqu’à obtenir quelques résultats.
Le « génie » génétique consiste, grosso modo, à bombarder des particules sur des brins d’ADN jusqu’à obtenir quelques croisements intéressants. Il y a bien, à la base, quelques hypothèses, quelques analyses, mais plus vite sont accomplis ces essais-erreurs, plus vite on obtient des résultats et c’est pourquoi l’essentiel de l’argent des « recherches » est dépensé à développer des machines pour effectuer ce travail plus rapidement.
Et, bien sûr, les fondements théoriques de ces pratiques – l’idée que la vie est « encodée » dans de l’ADN, par exemple – ne sont qu’hypothèses de travail, contestables et contestées sous bien des aspects. On pense au final ce qui nous arrange, comme on peut le voir clairement en ce qui concerne la nanotechnologie qui est vulgarisée comme étant un « assemblage d’atomes sous forme de mini-robots », alors que cela fait près d’un siècle que la physique quantique reconnaît que le fondement de la réalité est immensément plus complexe que la vision atomiste, passant d’ondes à particules suivant ce qu’on y cherche. La plupart des « photographies » qu’on nous montre sur ces recherches sont en fait modélisées par ordinateur à partir de données mathématiques !1
Quiconque écrit sur la place de la Science dans la société est franchement hypocrite s’il ne reconnaît pas qu’elle avance dans un flou absolu et qu’aucun scientifique ne sait vraiment quelles forces il manipule. Et ne parlons pas non plus des millions d’animaux sacrifiés sur son autel, ni des innombrables hybrides abjects qui naissent pour chaque « erreur » du génie génétique .
Le « Siècle des Lumières » a initié, en fait, une période de profond obscurantisme et, à force de baigner dans cette ombre et cette confusion, nous avons fini par la considérer comme « normale ».
Bien sûr, reconnaître profondément ces faits n’est pas aisé car, alors, s’effondre l’image de l’homme tout-puissant, du scientifique conduisant sagement l’humanité vers un monde meilleur, et puis les milliers de contes de fées scientifiques qui nous ont peut-être émerveillé dans notre enfance.
Ce qu’il importe de retenir, c’est que si les scientifiques ne savent pas vraiment ce qu’ils créent, s’ils se contentent de vagues hypothèses, alors il est normal et sain que la population – à qui ces innovations sont destinées – soit méfiante. Même si la plupart sont athées ou placent Dieu bien au-dessus de ce monde, il en reste tout de même quelques-uns pour ressentir le caractère sacré de la Nature et pour savoir qu’on ne joue pas avec elle sans conséquences.
De toute façon, si un shampooing a nécessité le sacrifice « scientifique » de milliers de vies animales, si la moindre puce de téléphone portable produit des kilos de déchets pour sa fabrication , on pressent qu’il y a un problème et que le monde lumineux de la technologie est construit sur des bases tout à fait obscures. On peut alors peut-être comprendre
1. Selon les statistiques officielles, il y aurait à travers le monde 115millions d’animaux enfermés dans des laboratoires, attendant sous la lumière des néons une mort des plus atroces.
2. On se référera à l’étude très fournie de Pièces et Main d’oeuvre sur ce sujet méconnu : Le portable, gadget de destruction massive, juin 2005, Grenoble.16
pourquoi cette intrusion technologique a généré, malgré les promesses enthousiastes d’un paradis futur, des réactions violentes de rejet.
Je ne cacherai pas que j’ai côtoyé un temps des activistes passionnément anti-technologie. Certains, mis face à cette horreur, finissaient par penser que la méthode employée par Unabomber était la seule qui puisse encore se targuer d’être « morale ». Ils étaient mis face à un monstre qui détruisait tout ce qui était cher à leurs yeux, et ils ne rêvaient que de le détruire…
Mais le problème est plus compliqué qu’à l’époque des Luddites, car nous sommes aujourd’hui dans ce « monstre » et si nous arrivions hypothétiquement à le détruire, nous risquerions de nous détruire nous-mêmes. Par cette image, je ne souhaite pas seulement rappeler notre dépendance au système industriel mondial pour notre survie – problème insoluble en lui-même et qui est plutôt décourageant si on le prend de ce côté – mais surtout introduire le fait plus difficilement discernable qu’à force d’utiliser des machines, nous sommes en partie « devenus des machines » (au sens métaphorique ou du moins psychologique du terme) et il n’est pas sûr que nous soyons aptes à reconstruire une société harmonieuse si ce « système » – tant haï par certains – venait à s’effondrer.
J’ai connu dans ma vie une personne qui affirmait haut et fort qu’il valait mieux d’abord tout détruire avant de chercher à reconstruire. C’était la personne la plus asociale et arrogante que j’ai jamais côtoyée. Sa rencontre traumatisante m’a fait profondément rejeter ce courant de contestation par la violence, heureusement avant que je m’y investisse. Comment pouvait-on dire agir pour le bien tout en étant si détestable avec les autres ? Je ne pouvais tout simplement pas imaginer quel type de monde il aurait créé s’il en avait eu le pouvoir.
J’ai, depuis, pris le parti – d’abord inconsciemment, puis plus clairement et ce livre en est l’aboutissement – qu’il fallait d’abord chercher à s’harmoniser avec les êtres qui 17
nous entourent, construire ce à quoi notre coeur aspire et, à ce moment, la technologie ne sera plus en aucune manière indispensable. Même si une partie de l’humanité reste paralysée dans cette impasse, cela ne nous influencera plus car nous aurons avancé.
Mais cela demande de se changer, d’être à l’écoute des autres, de devenir flexible dans ses relations… et ça, je crains que ce soit la dernière chose que les êtres humains veuillent faire à une époque où les mondes virtuels leur permettent de vivre confortablement avec leur ego, avec leurs rêves, sans être jamais vraiment confrontés à qui que ce soit d’autre…
La dépendance technologique
Si j’ai choisi de m’en prendre, dans ce livre, non pas au nucléaire, aux OGMou aux nanotechnologies mais aux technologies de télécommunication, c’est que si les premières génèrent une pollution physique considérable et mettent en péril l’environnement, ces dernières, en s’érigeant en intermédiaire omniprésent, polluent les échanges humains de manière considérable, même si cela est difficilement détectable.
J’ai l’intime conviction que le problème écologique ne peut être réglé qu’en s’intéressant à l’écologie dite « humaine », que j’ai choisi de nommer écosophie. Si avec l’écologie, c’est l’homme qui essaie de « sauver » la Nature, avec l’écosophie c’est la Nature qui indique à l’homme comment se « sauver » lui-même en rétablissant des bases de vie naturelles. L’écosophie ne considère pas l’environnement comme quelque chose d’extérieur à nous, mais comme étant en intime relation avec notre vie intérieure.
Cependant, les technologies sont un obstacle majeur à cette régénération du tissu social – ô combien nécessaire – car elles permettent, presque toutes, de nous affranchir de nos semblables. Pour prendre rapidement quelques exemples : la voiture et son cousin des champs, le tracteur, ont détruit en quelques décennies toute l’économie rurale, 18
et donc avec elle, la vie sociale des campagnes. La radio, en fournissant toute la musique qu’on souhaitait à domicile, a éliminé le besoin de se rencontrer autour de la musique. (A une époque, la majorité des gens jouaient d’un instrument.) L’effet de la télévision a été pire encore. Et maintenant Internet permet à chacun de vivre « librement » la vie qu’il veut, avec qui il veut, sans plus aucune contrainte sociale.
Comment se fait-il que la contestation contre les technologies « sociales » est incomparablement moindre que celle contre le nucléaire ou les OGM ? Je crois que ce n’est pas seulement parce que les effets néfastes sont plus difficiles à déceler mais surtout parce qu’on touche ici à la sacro-sainte liberté individuelle. En les remettant en cause, on risque de passer nous-mêmes pour les tyrans.
Je tiens à préciser d’emblée – pour ceux que cela inquiète – que je n’ai aucune intention de me lancer dans une campagne politique contre Internet. Je ne cherche pas ici à convaincre « d’arrêter Internet », mais à aider à comprendre quels sont les effets de son utilisation, afin que chacun puisse faire un choix conscient, en ayant toutes les cartes en main.
Je suis, pour ma part, scandalisé par la campagne qui a été menée mondialement contre la cigarette. Ce n’est pas en étant contraint – par la culpabilité, la peur et les interdictions – d’arrêter cette pratique qu’on comprendra la raison, tout individuelle, qui pousse à fumer. Cela ne fait que générer de la frustration et reporter le problème ailleurs, souvent en le compliquant. C’est un désastre au niveau psychologique, et pas seulement à cause du message contradictoire entre les publicités et les incitations horribles à arrêter.
Ce qui est aberrant – et symptomatique de notre temps – c’est que malgré les milliards dépensés dans la lutte contre le tabagisme, jamais personne n’a pris la parole dans les médias pour expliquer pourquoi les gens fument. C’est comme si on les prenait pour des imbéciles qui agissent sans raison ! Si on leur disait que l’effet du tabac est de nous protéger de notre environnement, qu’il diminue la sensibilité par rapport aux 1
autres – comme on peut le sentir chez les « vieux fumeurs » qui ont comme une « carapace » autour d’eux – ils pourraient chercher en eux ce qui les induit à adopter ce comportement extérieur et éventuellement trouver la force pour être avec les autres sans se sentir agressés…
En ce qui concerne les technologies de télécommunication, mon but est, comme je l’ai dit au début, de les faire comprendre de l’intérieur car c’est seulement de cette manière qu’on peut éventuellement s’en détacher – si on le veut bien. Cela va demander un type de lecture particulier, avec de fréquents retours sur soi, ce qui n’est pas toujours évident. Je propose ici une véritable réflexion, c’est-à-dire un miroir de mon cheminement intérieur qui puisse éventuellement se réfléchir sur celui des autres, et les aider à avancer plus rapidement.
Je ne cacherai pas que ce chemin a été long pour moi, de 3 à 5ans suivant le point de vue. Cela ne fait que quelques mois que je peux me passer d’ordinateur sans aucun regret ou sentiment de frustration, et l’utiliser vraiment comme un outil quand je dois rédiger quelques textes. Lorsqu’on entend que je ne vais plus sur Internet sauf en cas d’extrême nécessité, on me prend pour un extrémiste, mais il m’a fallu beaucoup de temps et de patience pour en arriver là.
J’étais au début extrêmement dogmatique dans mes idées, ce qui rendait ma compagnie très pénible pour mes proches. A cette époque, je me suis rendu à plusieurs reprises dans des rassemblements anti-technologie mais, ce qui est amusant, c’est qu’il me fallait toujours revenir chez moi après une ou deux semaines car je me sentais trop mal, trop « aliéné » loin de mon ordinateur.
Ce n’était pas vraiment de l’hypocrisie (!) ; disons que j’avais bien vu les effets néfastes des technologies sur la société, il ne faisait pas de doute qu’elles étaient un facteur majeur du « désenchantement du monde », mais je n’avais encore rien compris des effets intérieurs d’Internet. Je ne voyais pas ce qui faisait que je me sentais si bien devant mon ordinateur, j’étais encore totalement inconscient de moi-20
même. Je pouvais adopter une position idéologique dure, mais cela ne m’aidait pas à comprendre – bien au contraire !
Peut-être est-il nécessaire d’un point de vue psychologique de passer par ces périodes passionnelles, peut-être doit-on se révolter contre le mensonge avant de pouvoir trouver soi-même la vérité. En tout cas, s’il y a parmi mes lecteurs des êtres qui se sont embourbés aussi profondément que moi dans les marécages d’Internet, je recommande de rester souple. Si la communication doit devenir naturelle, la désintoxication doit l’être aussi.
Le but n’est pas de s’imposer des restrictions frustrantes, mais de s’observer et surtout de retourner vers la vraie vie avec toujours plus d’intensité. A la fin de ce processus, il ne doit plus y avoir aucune envie de gâcher le temps qui nous a été donné de vivre et Internet semblera d’une utilité très relative quel que soit le nombre de distractions et d’informations qu’on y trouve.
Comprendre pour choisir
Les technologies nous sont vendues comme des moyens d’acquérir une plus grande liberté, mais on constatera que leur utilisation même élimine de grands domaines sur lesquels nous avions autrefois le choix. En « simplifiant la vie », elles la réduisent également. En effet, toute technologie suit une logique rigoureuse, qui est gravée dans le mécanisme même qui la constitue. Elle est le reflet de la pensée de ses créateurs.
Il en est qui pensent qu’Internet, quoiqu’étant un facteur de passivité et d’isolement, peut être détourné pour devenir un outil convivial, voire révolutionnaire. Mais quoiqu’on fasse sur la toile, quoiqu’on y dise, Internet reste à la base un moyen d’échanger des 0 et des 1 et, comme nous le verrons
1. En informatique, les nombres et les lettres sont réduits à des séries de 0 et de 1. Par exemple, 15se « traduit » par 1110. Cela facilite le traitement des données par circuit électrique. De même, les logiciels sont une longue suite de choix de type « ou bien, ou bien ». Toute l’informatique est donc conditionnée par cette logique purement binaire 21
au chapitre suivant, cela a pour effet de réduire énormément le canal de communication, et donc de vie.
Si les débats autour de la technologie ont toujours tendance à tourner autour du tout ou rien, c’est précisément parce qu’en acceptant d’utiliser une technologie, on doit accepter implicitement toute la logique qui lui est sous-jacente. Notre liberté est plus que jamais celle du consommateur qui, au bout de la chaîne de production, n’a plus que le choix entre une variété de produits accomplissant les mêmes fonctions.
Peut-être pourrait-on inventer d’autres technologies, avec d’autres logiques, qui soient « conviviales », c’est-à-dire, selon la définition d’Ivan Illich , qui prennent en compte l’être humain. Mais il faudrait déjà être bien sûr de comprendre ce qu’est l’être humain, ses aspirations profondes et sa plus haute raison d’être… Sinon, on risquerait de s’enfermer dans une prison plus subtile encore.
Ce que je propose pour ma part, c’est d’aller extraire la logique intégrée dans les technologies de télécommunication – logique qui est souvent inconsciente – et de regarder si elle correspond au domaine infiniment varié qu’est la vraie vie. Je crois que c’est seulement ainsi que le fossé entre les « pro » et les « anti » pourra être comblé, ainsi que celui entre les générations qui se comprennent de moins en moins au fur et à mesure que les innovations transforment les jeunes.
On ne peut pas se passer immédiatement et totalement de ces technologies, mais en faisant pas à pas, par la compréhension profonde, le chemin qui nous a conduits à cette impasse, on pourra éventuellement rectifier le tir et commencer à recréer une société qui soit accordée avec les lois naturelles. Je ne pense pas que cette nouvelle société aura besoin de machines – qui, par leur nature minérale, ont toujours tendance à cristalliser les choses – mais il faudra réinventer une contrepartie « sociale » pour chacun des et cela a des conséquences majeures.
1. La convivialité, Ivan Illich, Seuil, 1973
apparents avantages qu’offrent actuellement les technologies. Ce qui est un travail de titan.
Le but n’est pas de s’immobiliser dans l’austérité, ni de passer ses journées dans la rêverie en espérant y atteindre quelque chose, mais au contraire de reprendre fermement en main notre liberté d’action, qui est sur le point d’être totalement accaparée par les machines et leur « progrès qu’on n’arrête pas ».
Quel type de vie peut-il se construire en dehors du monde de la technologie ? Il n’y a pas pour cela de réponses toutes faites, car si les machines ont tendance à tout uniformiser dans une même logique binaire, la Nature, elle, offre un épanouissement des plus variés à ceux qui acceptent de se conformer à son cadre et de se mettre sous son aile protectrice.

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