samedi 7 février 2009

En attendant le mercredi 25 février 2009... Les premières pages du dernier livre de Georges-Paul Cuny : "Un roman bernanosien"

Georges-Paul CUNY
Si ceux-là se taisent les pierres crieront (p. 9-12)

I

Après deux ans de vicariat dans une paroisse urbaine, Roland
Damrémont fut nommé curé d’un petit village de Champagne nommé
Bouy. « Un début, lui avait-on dit, avant qu’on ne vous confie plusieurs
paroisses comme à tous vos confrères. » Il y arriva en fin d’après-midi
d’un torride dimanche de septembre. Il fit tinter la cloche suspendue à
la grille de la cure. Le vieux curé qu’il remplaçait l’accueillit avec bienveillance.
Le père Arsène, marche claudicante, main nouée à sa canne,
le mena directement de son jardin à l’église. Une église d’Art. L’honneur
des guides. Son Jubé. Sa descente de croix. Son calvaire en 24 tableaux.
Et son clocher.

Roland fit remarquer au curé que son clocher était très haut.

– Oui, fit laconique le vieux prêtre.
– Après la mort de Dieu, cette flèche qui perce le ciel dira aux survivants
: « Quelqu’un a essayé… »
– Oui, et comme chantait le poète, reprit dodelinant le curé : « Les
risées sont prévues »…
« Certes, elle est belle… notre église, certes… continua le vieux
prêtre, si elle était aussi pleine qu’elle est belle, tout irait bien, mais
certes, ce n’est pas le cas. »

Arsène s’arrêta, le scruta d’un regard limpide pour ajouter :
– S’il ne s’agissait que de moi… peu de monde, certes… mais c’est
encore trop dire… peu de monde… il avait haussé les épaules. Pourtant
l’attente est là…
– « L’attente est là… » vous ne croyez pas que nous nous abusons en
disant cela ?
– Toute ma vie de prêtre je me suis demandé : « Que faut-il dire aux
hommes ? » Peut-être verrez-vous le temps, jeune homme, où ils reviendront.
Ils reviendront, ajouta-t-il désignant son église de sa canne, parce
qu’ils ont besoin, avant tout, de résoudre les questions éternelles et non
de débattre éternellement, et en vain, des questions pratiques.

À mesure de ses paroles, s’animait le visage grillagé de rides du vieil
homme.

– Vous-même, reprit-il, vous a-t-on préparé, non à parler, tout le
monde parle, ou écrit, sans importance, sans conséquence, mais à
imaginer votre réponse à cette question : « que faut-il dire aux hommes ? »
vous-même… enfin c’est encore une chance que vous soyez là parce
que, avec le peu que vous êtes, à votre génération… hein, ça aussi… le
désert des vocations…

– Oui, nous étions peu nombreux…

Roland se souvenait du séminaire. Il lui arrivait parfois, fin d’après-
midi, d’en arpenter seul les interminables couloirs. On leur servait
souvent qu’autrefois chaque cellule était occupée. Qu’il ne fût entré
dans nulle sans apercevoir sur la petite table la présence de cahiers. Il
pénétrait dans sa voisine, discrètement, chambre mortuaire : le lit était
recouvert d’une toile sous laquelle nul cadavre n’était étendu et pourtant
la mort était là, sensible, la mort de qui eût dû être là.

Il imaginait l’absent égaré dans sa vie. Lui-même, Roland, était-il
sûr de sa route ? Lorsqu’il arrivait au bout du couloir et se retournait,
solitaire, face au parquet brillant dans l’ombre, s’insinuait le doute : y
avait-il au monde destinée qui ne fût égarée ? Seul… le dernier… après
son départ, on allait fermer le séminaire du diocèse. Alors il reprenait
courage, et fierté : quand on est le dernier, on ne se trompe jamais.

– Pourquoi « égarée » ? l’interrogea le curé qui lisait en lui. Qu’en
savez-vous ? Pourquoi le souhait de Dieu ne serait-il pas multiple sur
chacun ? Quand nous Le prions, nous disons « que ta volonté soit
faite ». En réponse soyez sûr que Dieu nous prie à son tour : « que ta
liberté soit faite ».

– Y compris celle de Le tuer ?

Le vieux prêtre hésita, vrilla son regard dans le sien :
– Y compris celle de Le tuer. Ce pourquoi les temps sont si urgents.
– Que sont devenus ceux qui manquent ? demanda Roland.
– Certes ils manquent, certes, on savait mal ce qu’était un monde
avec Dieu, mais un monde sans Dieu ? Nous savions ce qu’était l’incroyance,
mais une civilisation incroyante ? Maintenant, venez… venez
voir notre église de l’intérieur.

Roland admira l’église. Du XIe. Petite et asymétrique avec ses deux
nefs pour un seul choeur déporté en face de la plus vaste, elle venait
d’être rénovée. Ses pierres, entre l’ocre et le blanc, nettoyées de la poussière
des siècles, séduisaient de clarté et de chaleur. En contrebas, à
gauche du choeur, à mi-pente d’une crypte, un antique autel, datant du
Ve siècle, avait été mis à jour. L’ensemble rayonnait encore des ferveurs
d’un peuple alors infatigable.

– Oui, cette rénovation est d’une facture superbe, il faut bien le dire,
souffla le vieux prêtre hochant la tête, caressant la pierre d’un pilier
de sa main tremblante. Et quelle émotion en songeant aux milliers de
fidèles venus ici, dans la constance d’alors, dimanche après dimanche.
Oh ce n’était pas qu’ils ne péchaient pas, certes non, mais au moins
péchaient-ils sous l’aile de Dieu. Il y a une façon de pécher dont Dieu
se jouerait presque. A cause du retour. La joie du retour. « Un père avait
deux fils… » Ne croyez pas que disant cela je sois permissif. Je n’ai rien
de permissif. Maintenant, vous allez vous en apercevoir, nous avons
l’église, comme neuve, reste à y ramener les fidèles.
– Comment se fait-il, demanda Roland, que nous ne parvenions
plus à donner à l’architecture de nos églises modernes une expression de
notre foi aussi saisissante que nos prédécesseurs du Haut Moyen Age ?
– L’atonie de notre foi, jeune homme ! Le résultat de sa déchéance en
piété. Mais il y a bien pire que ce que l’on fait actuellement ! Regardez
ce qu’on faisait dans les années trente ou quarante, Lisieux par exemple,
et son mausolée stalinien ! Pauvre sainte Thérèse ! Chaque fois que je
m’y rends, j’en suis révolté ! Ceux qui dynamiteront cette horreur feront
oeuvre de salubrité évangélique. Je dis bien « dynamiter ».
– Voulez-vous que nous allions prier ensemble ? demanda Roland.
– Bien sûr, bien sûr… fit le vieux prêtre, j’aurais dû vous le proposer
le premier.

Ils retournèrent à l’église. Roland s’agenouilla dans le premier banc
à droite, son prédécesseur prit celui de gauche. Le soleil frappait les
vitraux. Un jet de lumière jaune et violette traversait l’espace ecclésial,
lentement mourait au pied de son banc.

– Quand je sors de prier, dit le vieux prêtre, je suis l’étonné permanent
de l’amour de Dieu. Amour qui vise à notre salut, pas à notre
bonheur, et puis la bonté, cher ami, la bonté… Là est un choix de vie,
et de tous les instants. Quand vous aurez vieilli, dissipé l’illusion d’im-
portance de toute chose et de tout homme, la prétention de toute vertu,
vous verrez qu’il reste cela d’essentiel : la bonté. Maintenant allons chez
nous prendre un verre.

Quelques mois plus tard, par une soirée incandescente du mois de
juillet, Roland Damrémont était entré dans son église après dîner. Il en
avait fait plusieurs fois le tour par les allées latérales. La nef était traversée
de rayons lumineux tandis qu’il se ranimait à la plus fraîche des pénombres.
À gauche, à droite, accolés aux murs de pierres massives, les deux
confessionnaux. Vides à l’année. « Depuis combien de temps, cria-t-il,
ce parfum d’âmes mortes ? » Pas de réponse. De qui l’attendre ? Il se
répéta. Echo de voûte en voûte. Un ricanement lui parvint. À sa droite,
les rangées de chaises qu’il remettait en ordre après chaque office. De
moins en moins.

Qui venait encore à la messe ? Chaque dimanche de jeunesse ils allaient
en famille à celle de dix heures et demie. À dix heures déjà piaffait sa mère
à l’entrée de leur maison des Ardennes. On croyait aveugle à des bousculades,
des tapages de galop. L’aigu de sa voix fulgurait dans le hall :

– Gérard, Lionel, Danièle, Philippe, Roland, dépêchez-vous, qu’est-
ce que vous traînez ?

Il « fallait » aller à la messe : « Pourquoi ? »

Madame appelait aussi son mari, mais d’une autre voix, impatiente,
usée :

– Paul, qu’est-ce que tu fais ?
– Mais tu y seras à ta messe !

Cette manie d’aller à la messe à laquelle lui aussi se trouvait acculé !
Croyait-il ? Il avait assoupi les questions de cet ordre. Avait-il encore à
faire de ce qu’il entendait à l’église ? De ces paroles à son oreille si lavées
qu’elles avaient perdu sens, pain retombé en farine. Il donnait l’impression
de croire et cela lui semblait, déjà, considérable.

Madame se sentait seule dans ce qu’elle essayait là de maintenir. Sans
illusion. Une « pratique » délitée par les siens en une série de gestes
creux. L’église, pourtant, était encore pleine, régal du curé et de ses
vicaires. Allons ! Tout le monde était là !

Lumière de ces dimanches, lumière du matin sur le trottoir rajeuni
de cet éclaboussement. La pluie ? Il y avait aussi des dimanches de pluie :
effacés de son souvenir, ils n’ont pas eu lieu. Il pénètre dans le choeur, il
va dire sa messe.

[…]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire