Pierre Marie Gallois. Géopolitique. Histoire. Stratégie, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. Mobiles géopolitiques, 2009. 760 pages (39 euros). ISBN : 978-2-8251-3941-7
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En avant-première l’introduction.
INTRODUCTION (p. 7-15)
Il y a un paradoxe Gallois. On présente habituellement le général Pierre Gallois,
tout au moins depuis les années soixante-dix, comme l’un des pères de la dissuasion
nucléaire française, et notamment comme l’un de ses théoriciens pionniers,
l’inventeur du « pouvoir égalisateur de l’atome » et de la « dissuasion proportionnelle ».
On le connaît aussi comme un avocat et polémiste acharné du nucléaire,
auteur d’essais en cascade, souvent critiques.
L’examen de sa carrière montre pourtant que Pierre Marie Gallois n’a été associé
directement aux affaires du nucléaire militaire que pendant une quarantaine
de mois, entre août 1953 et février 1957. Encore l’était-il du fait de fonctions au
sein de l’OTAN, mais dans ses fonctions nationales exercées par ailleurs, au sein
des cabinets, il fut en charge des « affaires aéronautiques » et jamais, tout au moins
en ligne directe, de celles de l’atome militarisé. et lorsque De Gaulle revient au
pouvoir et s’engage au plan stratégique dans une politique de priorité absolue à la
« force de frappe », Pierre Gallois a quitté l’uniforme depuis quinze mois.
Pierre Gallois n’aurait-il eu qu’une parenthèse nucléaire ? avant l’épisode de
l’OTAN, bref somme toute à l’échelle d’une carrière exceptionnellement longue,
Pierre Gallois avait depuis une vingtaine d’années gravi les échelons de la carrière
d’officier aviateur, occupant après la guerre des postes d’officier planificateur.
après 1957, le général de brigade aérienne Pierre Gallois rejoint l’industrie aéronautique
où il demeure vingt-six ans en tant que collaborateur direct de Marcel
Dassault au sein de la « générale aéronautique Marcel Dassault ». A partir de
1944, il a par ailleurs entamé un parcours parallèle d’écrivain militaire spécialement
fécond, marqué notamment par un traité de stratégie nucléaire en 1960 et
un traité de géopolitique en 1990, et d’innombrables articles et conférences. une
carrière composite, fort différente de celles des autres grandes figures de la pensée
stratégique française de la guerre froide : Raymond Aron, Charles Ailleret, André
Beaufre, Camille Rougeron, Lucien Poirier.
De ces personnages, il se distingue aussi par la remarquable longévité de son
activité de stratège, inaugurée à Londres au sein de la revue La France libre, et par
la variété des domaines d’expertise auxquels sa pensée stratégique a pu s’adosser:
l’expérimentation tactique dans l’armée de l’air des années trente, le combat au
sein des formations de bombardiers lourds qui, essaims nocturnes d’abeilles meurtrières,
ont pilonné l’Allemagne de nuit en 1944-1945, le travail d’Etat-major à
des niveaux élevés, le journalisme militaire, l’industrie de l’armement, l’ensei-
1. Son nom de plume. par souci de variété nous utiliserons fréquemment au cours de cet ouvrage le trigramme « PMG » pour désigner notre personnage.
-gnement de la stratégie et de la géopolitique continûment du début des années
cinquante au milieu des années quatre-vingts…
Figure paradoxale, atypique voire éclatée de la stratégie française. lui-même,
en tant que théoricien et avocat du nucléaire, se perçoit d’ailleurs comme un « alternatif »,
en se rattachant à une « école technique » de la tradition stratégique
nationale qui eut à ses yeux trop rarement le dessus :
Chez nous comme ailleurs demeurent vivaces les grands courants qui depuis
deux siècles matérialisèrent deux conceptions différentes de l’usage de la force.
C’est, d’abord, la conception de la nation en armes, de la levée en masse, qui
a trouvé sa pleine expression dans les guerres de la Révolution et de l’Empire.
Vous en connaissez les résultats, la France a eu le triste privilège de porter,
selon l’expression de Clausewitz, la violence par les armes aux extrêmes, de
faire non plus de la guerre la poursuite intelligente de la « politique par d’autres
moyens », mais d’en venir à des conflits d’extermination dont les pertes sont
toujours hors de proportion avec la nature de l’objectif initialement convoité.
fDurant les guerres de la Révolution et de l’Empire, la France a perdu plus de
1400000 hommes, son dépeuplement a été amorcé et alors qu’elle était de loin
la première puissance d’Europe, elle est, depuis, rentrée dans le rang. Il faut
ajouter encore que cette belle conception de la guerre a fait que, rapportée
à sa population, la France détient le record des pertes en vies humaines
durant le XIXe et le XXe siècle (…) Après 1870 l’Ecole de Guerre a repris à
son compte cette même conception de la guerre, et plus tard sous une autre
forme, Jaurès l’a encore fait sienne (…) L’autre courant de pensée est celui qui
accorde à l’exploitation maximum de la technique et, par voie de conséquence,
à l’économie du combattant, la part primordiale. On trouve chez Ardant du
Picq, avant la guerre de 70, la prise en considération de la technicité des
armements et de la nécessité d’une armée de spécialistes pour les bien servir.
En Allemagne Von Seekt s’était fait lui aussi l’avocat de cette conception plus
intelligente du recours à la force. En France, le commandant de Gaulle l’a
longtemps développée dans Vers l’armée de métier. Le commandant de Gaulle
avait compris la signification de la civilisation industrielle, l’importance du
moteur et du blindage et les résultats militaires qu’il pouvait tirer d’un corps
de bataille relativement limité au point de vue numérique mais alliant la
puissance de feu à la rapidité des mouvements. Naturellement, en 1934, quand
la France eut à choisir entre deux courants de pensée, c’est vers le premier
qu’elle se tourna. Avec le triste résultat qu’on sait. Encore aujourd’hui ces
deux conceptions se retrouvent et s’affrontent. L’homme et la machine… 1
1. conférence de 1975 devant les organisations politiques de jeunesse organisée par le groupe de recherche sur une autre Défense, service historique de la Défense (shD) / Département de l’armée de l’air (DAA), Fonds Gallois, Z 3 545 / 1.
Raymond Aron avait été marqué en profondeur par la guerre hyperbolique qui
joua un rôle structurant dans le développement de sa réflexion et de son oeuvre 1.
la pensée et la vocation stratégiques de Pierre Gallois sont filles de la guerre totale
et de l’angoisse vertigineuse de la France du XXe siècle qui, à partir de 1940,
ne peut plus esquiver la confrontation avec son propre déclin. entre cette logique
pour ainsi dire spirituelle et le manque apparent d’unité d’une carrière, nous avons
souhaité comprendre en historien le développement d’une pensée stratégique et
en mesurer l’influence intellectuelle et pratique des prodromes du drame de 1940
jusqu’aux lendemains de la Guerre froide. plus précisément, commençant ce travail
au cours de l’année 2003, nous nous étions fixé un triple objectif :
• comprendre la logique selon laquelle s’était constituée au fil des années
une pensée stratégique forte, originale, et présentant des fils conducteurs
évidents ;
• mesurer l’ampleur et les méthodes d’une influence sur l’élaboration de
la stratégie et de la politique militaire françaises qui, si elle est indéniable
au plan conceptuel, est paradoxale, Pierre Gallois ayant quitté l’institution
quand la force de frappe et la doctrine française de dissuasion se sont réellement
mises en place ;
• introduire enfin à une biographie intellectuelle, en tâchant de comprendre
le destin d’un stratège. cela en tâchant de démêler la manière dont correspondent
et s’enchevêtrent, dans une existence singulière, trois grands fils :
l’édification d’une pensée et d’une oeuvre intellectuelle; les aléas d’une carrière
fertile en brisures et rebonds inattendus; l’histoire militaire tourmentée
de notre pays qui parcourt son chemin de l’abîme au redressement.
sur le second point, nous avons fait nôtres, appliqués à Pierre Gallois, l’étonnement
et l’interrogation de Raymond Aron face à Jean Monnet :
Pourquoi ce bourgeois du cognac, cet ancien banquier, ce petit Français, ni
orateur, ni écrivain, sans diplômes universitaires et sans décoration, a-t-il
finalement exercé une telle influence, difficile à déterminer exactement, mais
que personne ne peut nier ? 2
Pourquoi un fils de famille parisien sans diplôme que rien ne destinait aux
armes a-t-il choisi le métier de la guerre dans les années trente, quitté prématurément
l’uniforme dans les années cinquante, exercé jusqu’au début des années
quatre-vingt-dix une influence stratégique apparemment manifeste et pourtant
difficile à qualifier exactement ? trois pistes d’enquêtes s’offraient à nous. tout
d’abord, y eut-il une « méthode Gallois » en matière d’influence stratégique, et un
1. Voir Christian Malis, Raymond Aron et le débat stratégique français, Paris, Economica, 2005, 821 p.
2. Raymond Aron, « Jean Monnet a-t-il gagné ? », L’Express, 24-30 mars 1983, De Giscard à
Mitterrand, op. cit. pp. 678 -680.
projet d’ensemble ? Ensuite, comment l’influence individuelle s’est-elle articulée
sur le collectif: effets de générations, relations avec d’autres stratèges, oeuvre
des structures institutionnelles (états-majors, cabinets ministériels, etc.), rôle des
instituts de réflexion et think tanks, finalement question fondamentale du decision-
making process en matière politico-militaire sous la quatrième république
puis sous la cinquième république? Dialectique enfin du formel et de l’informel:
Jean-Baptiste Duroselle avait tiré de sa longue expérience d’historien des relations
internationales la distinction entre « groupes réels » et « groupes de l’organigramme ».
Les premiers ne sont pas le fait des membres mais d’une autorité ou
d’une règle pré-établie et formelle; les seconds s’instituent selon les choix et les
préférences des membres. très souvent, « on se rend compte que l’action de ces
groupes réels est infiniment plus importante que l’action formelle » 1. l’influence
pourrait alors bien se définir comme l’option préférentielle pour l’action informelle
(lobbying, réseaux de relations, discussions privées et « déjeuners en ville »
qui peuvent caractériser une véritable sociabilité, campagnes de conférences et de
presse, etc.) par rapport à l’action formelle, ou institutionnelle. De même qu’en
stratégie, selon André Beaufre, la stratégie indirecte se définit comme l’usage
préférentiel de moyens non militaires pour atteindre la fin poursuivie, l’influence
pourrait bien être l’arme du faible, elle peut par la répétition d’actes en eux-mêmes
modestes et discrets produire des effets « stratégiques ».
Par les résultats de cette étude, nous nous proposons également de contribuer
à trois domaines d’intérêt historique plus large. tout d’abord celui de l’histoire
de la pensée stratégique française au XXe siècle. a ce titre L’Influence d’un stratège
fait suite à l’ouvrage que nous avons consacré à Raymond Aron en 2005.
Mais, à la différence du « spectateur engagé », Pierre Gallois fut aussi un stratège
praticien, impliqué dans la genèse de la force de frappe. Aussi espère-on ici apporter
des éléments supplémentaires à la compréhension de la préhistoire de la
bombe française et de ses vecteurs, et à la genèse intellectuelle de la dissuasion,
auxquelles Dominique Mongin 2, l’amiral Duval 3, Maurice Vaïsse 4, Georges
Soutou 5, André Bendjebbar 6, pour ne citer qu’eux, ont consacré des ouvrages et
contributions importants.
Nous voudrions également inscrire ce travail dans le prolongement intellectuel
des travaux de Robert Frank, en tout cas selon la mise en perspective générale
qu’il en présente dans La Hantise du déclin. L’ouvrage propose une réflexion
sur l’histoire de la France du vingtième siècle « vue à travers le prisme d’une
problématique précise, celle de son déclin ». La Défense constitue, avec la « mon-
1. Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 48.
2. La Bombe atomique française 1945-1958, Bruylant Bruxelles et LGDJ Paris, 1997, 488 p.
3. L’Arme nucléaire française, pourquoi et comment ?, Paris, SPM, 1992.
4. La France et l’atome, Bruxelles, Bruylant, 1994, 324 p., entre autres ouvrages ou articles.
5. L’Alliance incertaine, Paris, Fayard, 1996, 497 p., entre autres ouvrages ou articles.
6. Histoire secrète de la bombe atomique française, Paris, Le Cherche Midi éditeur, 2000, 404 p.
7. Paris, Belin, collection « temps présent », 1994, 316 p.
-naie » et l’« identité » un de ses trois angles d’approche. comment cette sorte de
mouvement historique d’une nation, tout au moins de ses élites, s’est réverbérée
dans la pensée de nos stratèges, en l’occurrence du plus debater d’entre eux ?
Le livre que l’on va lire se veut donc également une réflexion sur l’histoire nationale
depuis « la foudre » de 1940, en choisissant une perspective longtemps
négligée: celle de la pensée des hommes en charge de la sécurité de la nation et
de ses moyens d’action militaire, ou en tout cas soucieux d’y contribuer. ce qu’on
appelle communément la pensée stratégique. la négligence de cette perspective,
à nos yeux pourtant essentielle, a des causes nombreuses. certaines sont voisines
de celles qui expliquent le délaissement dans lequel se trouvent les études de défense
et de stratégie dans l’université, négligence dont Raymond Aron s’était déjà
ému 1.
Enfin, nous espérions pouvoir apporter quelques éléments utiles à la compréhension
plus générale d’un phénomène étrange et fascinant, celui de la transformation
stratégique des armées, plus précisément dans sa composante intellectuelle.
En 2004, Michel Goya, dans un très beau livre qui croise l’histoire et la sociologie
de l’innovation, a cru pouvoir montrer qu’en temps de guerre la logique de l’innovation
tactique s’inversait par rapport à l’époque de la paix, partant du terrain
pour remonter vers les états-majors, influencer les doctrines et orienter la politique
industrielle 2. Il utilisait l’armée française de la première guerre mondiale comme
cas concret d’étude. selon quel processus l’armée française a-t-elle opéré, en
moins de vingt ans et dans les circonstances politiques et militaires apparemment
les plus adverses (régime de la quatrième république contesté et instable, conflits
d’Indochine puis d’Algérie, échec de Suez) une modernisation remarquable, alors
qu’elle avait apparemment si mal négocié le virage dans les années trente ? Quel
rôle le débat stratégique et les théoriciens, à commencer par Pierre Gallois, ont-ils
joué à cet égard?
Dans Raymond Aron et le débat stratégique français, nous avions distingué les
lieux et les niveaux du débat. ici, la question des lieux où se produit efficacement
une percolation de la pensée stratégique au service de l’élaboration de la doctrine
et de la conception de l’outil militaire est précisément une des questions qui servira
de fil conducteur à l’ouvrage. pour les niveaux, nous voudrions proposer une
nouvelle classification plus adaptée à l’oeuvre propre de Pierre Gallois comme à
la description de notre période. Des années trente aux années quatre-vingt-dix, le
débat stratégique français s’est selon nous déroulé à quatre niveaux :
• le niveau tactico-technique, qui se rapporte aux considérations technico-opérationnelles
et tactiques, et aux problèmes de conception et d’usage des
armements : à cet égard un Rougeron et un Szymonzyk se situent généra-
1. Voir sa préface aux Maîtres de la stratégie d’E. Mead Earl, Champs/Flammarion, 1987 (1980, 1943), pp. 7-10.
2. Michel Goya, La Chair et l’acier – L’armée française et l’invention de la guerre moderne
(1914-1918), Paris, Tallandier, 2004, 479 p.
-lement à ce niveau, car ils se préoccupent de l’application à la tactique des
techniques et armements nouveaux, de l’évolution des concepts d’emploi
etc. L’Aviation de bombardement, de 1937, La Guerre nucléaire, armes et
parades, de 1962, écrits par Rougeron, ou la chronique militaire tenue par
Szymonzyk dans la France libre pendant la guerre, appartiennent au même
niveau du débat stratégique. naturellement une bonne partie de la littérature
militaire concernée est une littérature interne, d’état-major. Charles
Ailleret, dans ses premières études, Pierre Gallois dans ses travaux pour
l’OTAN comme la première partie de sa thèse de 1954, bien plus tard dans
La Guerre de cent secondes 1 se situent sur ce plan.
• le niveau doctrinal : c’est celui où se relient nature des modes de combat
et conception de la structure et de l’emploi de l’outil militaire au service
des buts politiques : ainsi l’ouvrage de De Gaulle Vers l’armée de métier est
d’abord un ouvrage appartenant au niveau précédent puisqu’il commence
par s’intéresser aux formes d’emploi du char d’assaut et de l’infanterie
mécanisée et blindée, mais dépasse ce stade en proposant un renouvellement
d’ensemble de la stratégie de défense. Les textes les plus ambitieux
partent d’une définition ou redéfinition du paradigme de guerre. ainsi entendu
Stratégie de l’âge nucléaire, écrit par Pierre Gallois en 1960, est pour
l’essentiel un ouvrage de doctrine.
• le niveau politico-militaire: c’est le domaine de la politique de défense,
où les contraintes et exigences propres à l’outil militaire sont envisagées
synthétiquement en relation d’une part avec les buts généraux de la politique
étrangère, d’autre part avec les possibilités intérieures définies par la
situation de l’économie, les capacités scientifiques et industrielles du pays,
voire les rapports de force politiques; à partir du « grand Débat », le général
Gallois s’installe de plain-pied sur ce plan qui caractérisera plusieurs de
ses essais ultérieurs ;
• le niveau théorique: c’est le plan le plus conceptuel et fondamental, où
se réinterprètent, à la lumière des mutations du siècle, l’essence de la stratégie
et son rapport substantiel avec la politique d’une part, la technique de
l’autre. André Beaufre dans L’Introduction à la stratégie 2 , puis ses derniers
ouvrages nettement philosophiques, Lucien poirier dans Les Voix de
la stratégie 3 , Jean Guitton dans La Pensée et la guerre 4 , Raymond Aron
dans Penser la guerre, Clausewitz 5 illustrent ce niveau de la réflexion.
1. Paris, Fayard, 1985, 197 p.
2. Paris, A. Colin, 1963, 127 p.
3. FEDN, 1985.
4. Desclée de Brouwer, 1969, 228 p.
5. I, L’Age européen, II, L’Age planétaire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences
humaines », 1976, 472 p. et 365 p.
Pierre Gallois, tout au long de notre période circule entre les niveaux tactico-technique,
doctrinal et politico-militaire, tandis que l’oeuvre d’un Raymond Aron se situe
pour l’essentiel aux derniers deux échelons. C’est, nous le verrons, la géopolitique
qui représente pour le général Gallois son domaine d’assomption intellectuelle.
Notre programme de travail, on le concède, était intellectuellement ambitieux,
et le lecteur jugera si le résultat répond, au moins partiellement, au « cahier des
charges » initial. D’autant que son exécution pratique soulevait aussi quelques
difficultés. avant tout l’ampleur des sources. l’accessibilité elle-même ne fut pas
un problème. D’une part Pierre Gallois a fait don d’une partie de ses archives au
service historique de la Défense en 2001 1, couvrant la période 1962-2001. par
ailleurs, lui dont nous avions fait la connaissance en 1994, nous donna en 2003 un
accès illimité à ses archives personnelles, et se prêta de bonne grâce au jeu d’entretiens
fréquents pour nous aider à compléter notre information.
Mais à côté de ces indéniables facilités, il y avait le gigantisme de l’ensemble.
ceux qui l’ont approché confirment que PMG fut toute sa vie un travailleur infatigable.
Le « Fonds Gallois » du SHD consiste en 41 cartons, regroupant environ
3 000 documents. quant aux archives demeurées au domicile personnel du général
Gallois 2, elles représentent selon nos estimations, une soixantaine d’« équivalents-
cartons ». A noter cependant un large recoupement entre le fonds personnel
et le fonds cédé, les documents du SHD – essentiellement des conférences, cours,
articles – ayant souvent subsisté à travers des copies au domicile de Pierre Gallois.
aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir les références aux « archives personnelles
Pierre Gallois » largement plus nombreuses dans les pages qui suivent. Et cela
d’autant plus que l’intéressé a conservé à son domicile la partie sans doute la plus
précieuse, c’est-à-dire les documents d’état-major couvrant la période 1945-195 ,
ainsi que les documents les plus personnels liés à sa carrière militaire (carnets de
vol, journal de guerre, correspondance, plans de table des repas à domicile comprenant
des personnalités, etc.). enfin, last but not least, il faut mentionner les
ouvrages publiés de Pierre Gallois. ainsi étions-nous, au total, comme un jeune
explorateur face à un continent – une dizaine de livres à partir de 1960, des centaines
d’articles et de conférences, de très nombreux cours de stratégie et de géopolitique
– qu’il nous fallait arpenter, mesurer, cartographier pour en offrir une
description synthétique. et ainsi, pour parler le langage de la stratégie classique,
découvrir la « clef de pays ».
Une trentaine d’entretiens, échelonnés entre 2003 et 2008, ont complété, en
tant que témoignage direct de la part de PMG, Le Sablier du siècle, autobiographie
fort dense et précise par ailleurs 3. un point d’importance : L’Influence d’un stra-
1. SHD / DAA, Fonds Gallois, cartons Z 3 540 à Z 3 5 1.
2. Auxquelles nous ferons référence dans les notes infrapaginales en tant que « archives
personnelles Pierre Gallois ».
3. Pierre Gallois, Le Sablier du siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999, 564 p.
-tège se veut, cela va de soi, une étude à propos de Pierre Gallois, non un plaidoyer.
parfaitement conscient des tours que la proximité psychologique avec son « sujet
» peut aisément jouer à l’historien, nous avons eu le souci de conserver l’indispensable
recul critique. l’historien oral dispose pour cela de ressources dont nous
avons usé : recoupements, appel à d’autres témoignages et à l’historiographie et
surtout, chaque fois qu’il était possible, recours aux archives pour vérifier l’exactitude
des souvenirs et la portée réelle d’une influence revendiquée 1.
Une précision capitale. Nous évoquons fort peu l’activité de Pierre Gallois
auprès de Marcel Dassault, dont il fut le collaborateur avec le titre de « directeur
commercial » pendant vingt-six ans, entre 1957 et 1983, à l’exception de l’épisode
crucial de la réalisation du mirage IV, entre 195 et 1964 (chapitre X), et de
l’épisode de l’IDS. A cela deux raisons. tout d’abord, les archives du président
Dassault, entreposées au siège de Dassault avenue Kléber à paris, ont été détruites
pendant les années 1990 2. D’autre part et surtout, même si Pierre Gallois jouait
de ses relations militaires et gouvernementales au service de la maison Dassault,
son activité de stratège, d’écrivain et de polémiste militaires était nettement séparée
de son activité professionnelle. Dans une très large mesure, les deux carrières
furent, pendant une trentaine d’années, parallèles. même si certains textes consacrés
à la politique d’armement témoignent de cette expérience directe à propos des
spécifications, des réglementations, de l’exportation.
Concernant la période couverte, Pierre Gallois rejoignit l’armée de l’air au
milieu des années trente, et sa première initiative témoignant d’un goût pour la
réflexion militaire date de 1937. Aussi étudions-nous la formation du stratège à
compter de cette période, même si notre premier chapitre est l’occasion de faire
remonter la biographie à 1911. Mais pourquoi avoir fait cesser notre investigation
en 1994 ? Cette année-là, le général Gallois signe un réquisitoire en forme
d’essai contre la nouvelle politique militaire consignée dans le Livre Blanc du
gouvernement Balladur, dont les grandes orientations vont prévaloir, au moins
formellement, pendant quatorze ans. sans doute Pierre Gallois poursuit-il ensuite
son oeuvre critique avec ardeur, publiant une dizaine d’essais et de très nombreux
articles de stratégie et surtout de géopolitique dans les années suivantes. mais nous
souhaitions nous limiter à la guerre froide et à ses lendemains immédiats, puis-
qu’il s’agit de la période centrale pour le développement et la mise en oeuvre de la
stratégie nucléaire et qu’elle possède une évidente unité historique. après quoi, il
est bien évident que l’on aborde franchement un nouveau cycle stratégique et de
la politique de défense, comme on en eut parfaitement conscience à l’époque 3.
1. Par exemple, on le verra dans la suite de l’ouvrage, à propos de l’influence réelle de Pierre
Gallois sur Pierre Mendès-France et sa politique nucléaire militaire au second semestre de 1954.
2. C’est ce que nous a appris Claude Carlier qui y avait eu accès pour écrire sa biographie de
Dassault, et auprès duquel nous avons appris les éléments utiles pour notre sujet. l’ensemble contenait environ 300 000 documents, essentiellement des lettres.
3. Voir par exemple Diego Ruiz Palmer, French Strategic Options in the 1990s, Adelphi papers n° 260, International Institute for Strategic Studies, 1991.
En outre, en 1994 PMG est un homme de quatre-vingt-trois ans dont le prestige
est grand mais la contribution aux débats désormais plus respectée qu’écoutée,
Cela d’autant plus que les « fondamentaux » de la politique militaire gaullienne se
modifient. Enfin nous abordions un passé très récent aux enjeux souvent toujours
vifs, à peine devenu un territoire pour l’historiographie, qui eût supposé un recours
très massif à l’histoire orale. Les conditions de recul et de sérénité post eventum ne
nous paraissaient pas réunies 1.
Cela est si vrai que même à propos du nucléaire, la braise des passions n’est
pas tout à fait éteinte à la fin du siècle dernier. En témoignent ces lignes de Pierre
Clostermann à son vieil ami où transparaît l’atmosphère d’une époque et, peut-
être, le vibrato d’une vie :
Vous êtes toujours le brillant polémiste et l’admirable avocat du nucléaire
français contre la « nomenklatura » nationale… Les Aron, les Stehlin, les
« gnagnagna » comme les qualifiait de Gaulle. Vous aurez rendu à la France
le plus grand des services, polémiste brillant et victorieux, infatigable, esprit
éminent. On ne vous dira jamais assez merci – et les faits vous ont donné raison… 2
1. ainsi l’épisode du voyage controversé du général Gallois en Bosnie en novembre 1995, auprès de Radovan Karadzic et du général Mladic, rapporté dans Le Sablier du siècle (pp. 500-519), nous paraissait le type même de l’événement très difficile à aborder en historien dans de bonnes conditions. L’amiral Pierre Lacoste, lui-même protagoniste du développement de la force de frappe dans les années 60 et ami de Pierre Gallois, dans un entretien du 15 avril 200 nous a approuvé à cet égard.
2. Lettre manuscrite du 5 décembre 1999, archives personnelles Pierre Gallois.
Il y a un paradoxe Gallois. On présente habituellement le général Pierre Gallois,
tout au moins depuis les années soixante-dix, comme l’un des pères de la dissuasion
nucléaire française, et notamment comme l’un de ses théoriciens pionniers,
l’inventeur du « pouvoir égalisateur de l’atome » et de la « dissuasion proportionnelle ».
On le connaît aussi comme un avocat et polémiste acharné du nucléaire,
auteur d’essais en cascade, souvent critiques.
L’examen de sa carrière montre pourtant que Pierre Marie Gallois n’a été associé
directement aux affaires du nucléaire militaire que pendant une quarantaine
de mois, entre août 1953 et février 1957. Encore l’était-il du fait de fonctions au
sein de l’OTAN, mais dans ses fonctions nationales exercées par ailleurs, au sein
des cabinets, il fut en charge des « affaires aéronautiques » et jamais, tout au moins
en ligne directe, de celles de l’atome militarisé. et lorsque De Gaulle revient au
pouvoir et s’engage au plan stratégique dans une politique de priorité absolue à la
« force de frappe », Pierre Gallois a quitté l’uniforme depuis quinze mois.
Pierre Gallois n’aurait-il eu qu’une parenthèse nucléaire ? avant l’épisode de
l’OTAN, bref somme toute à l’échelle d’une carrière exceptionnellement longue,
Pierre Gallois avait depuis une vingtaine d’années gravi les échelons de la carrière
d’officier aviateur, occupant après la guerre des postes d’officier planificateur.
après 1957, le général de brigade aérienne Pierre Gallois rejoint l’industrie aéronautique
où il demeure vingt-six ans en tant que collaborateur direct de Marcel
Dassault au sein de la « générale aéronautique Marcel Dassault ». A partir de
1944, il a par ailleurs entamé un parcours parallèle d’écrivain militaire spécialement
fécond, marqué notamment par un traité de stratégie nucléaire en 1960 et
un traité de géopolitique en 1990, et d’innombrables articles et conférences. une
carrière composite, fort différente de celles des autres grandes figures de la pensée
stratégique française de la guerre froide : Raymond Aron, Charles Ailleret, André
Beaufre, Camille Rougeron, Lucien Poirier.
De ces personnages, il se distingue aussi par la remarquable longévité de son
activité de stratège, inaugurée à Londres au sein de la revue La France libre, et par
la variété des domaines d’expertise auxquels sa pensée stratégique a pu s’adosser:
l’expérimentation tactique dans l’armée de l’air des années trente, le combat au
sein des formations de bombardiers lourds qui, essaims nocturnes d’abeilles meurtrières,
ont pilonné l’Allemagne de nuit en 1944-1945, le travail d’Etat-major à
des niveaux élevés, le journalisme militaire, l’industrie de l’armement, l’ensei-
1. Son nom de plume. par souci de variété nous utiliserons fréquemment au cours de cet ouvrage le trigramme « PMG » pour désigner notre personnage.
-gnement de la stratégie et de la géopolitique continûment du début des années
cinquante au milieu des années quatre-vingts…
Figure paradoxale, atypique voire éclatée de la stratégie française. lui-même,
en tant que théoricien et avocat du nucléaire, se perçoit d’ailleurs comme un « alternatif »,
en se rattachant à une « école technique » de la tradition stratégique
nationale qui eut à ses yeux trop rarement le dessus :
Chez nous comme ailleurs demeurent vivaces les grands courants qui depuis
deux siècles matérialisèrent deux conceptions différentes de l’usage de la force.
C’est, d’abord, la conception de la nation en armes, de la levée en masse, qui
a trouvé sa pleine expression dans les guerres de la Révolution et de l’Empire.
Vous en connaissez les résultats, la France a eu le triste privilège de porter,
selon l’expression de Clausewitz, la violence par les armes aux extrêmes, de
faire non plus de la guerre la poursuite intelligente de la « politique par d’autres
moyens », mais d’en venir à des conflits d’extermination dont les pertes sont
toujours hors de proportion avec la nature de l’objectif initialement convoité.
fDurant les guerres de la Révolution et de l’Empire, la France a perdu plus de
1400000 hommes, son dépeuplement a été amorcé et alors qu’elle était de loin
la première puissance d’Europe, elle est, depuis, rentrée dans le rang. Il faut
ajouter encore que cette belle conception de la guerre a fait que, rapportée
à sa population, la France détient le record des pertes en vies humaines
durant le XIXe et le XXe siècle (…) Après 1870 l’Ecole de Guerre a repris à
son compte cette même conception de la guerre, et plus tard sous une autre
forme, Jaurès l’a encore fait sienne (…) L’autre courant de pensée est celui qui
accorde à l’exploitation maximum de la technique et, par voie de conséquence,
à l’économie du combattant, la part primordiale. On trouve chez Ardant du
Picq, avant la guerre de 70, la prise en considération de la technicité des
armements et de la nécessité d’une armée de spécialistes pour les bien servir.
En Allemagne Von Seekt s’était fait lui aussi l’avocat de cette conception plus
intelligente du recours à la force. En France, le commandant de Gaulle l’a
longtemps développée dans Vers l’armée de métier. Le commandant de Gaulle
avait compris la signification de la civilisation industrielle, l’importance du
moteur et du blindage et les résultats militaires qu’il pouvait tirer d’un corps
de bataille relativement limité au point de vue numérique mais alliant la
puissance de feu à la rapidité des mouvements. Naturellement, en 1934, quand
la France eut à choisir entre deux courants de pensée, c’est vers le premier
qu’elle se tourna. Avec le triste résultat qu’on sait. Encore aujourd’hui ces
deux conceptions se retrouvent et s’affrontent. L’homme et la machine… 1
1. conférence de 1975 devant les organisations politiques de jeunesse organisée par le groupe de recherche sur une autre Défense, service historique de la Défense (shD) / Département de l’armée de l’air (DAA), Fonds Gallois, Z 3 545 / 1.
Raymond Aron avait été marqué en profondeur par la guerre hyperbolique qui
joua un rôle structurant dans le développement de sa réflexion et de son oeuvre 1.
la pensée et la vocation stratégiques de Pierre Gallois sont filles de la guerre totale
et de l’angoisse vertigineuse de la France du XXe siècle qui, à partir de 1940,
ne peut plus esquiver la confrontation avec son propre déclin. entre cette logique
pour ainsi dire spirituelle et le manque apparent d’unité d’une carrière, nous avons
souhaité comprendre en historien le développement d’une pensée stratégique et
en mesurer l’influence intellectuelle et pratique des prodromes du drame de 1940
jusqu’aux lendemains de la Guerre froide. plus précisément, commençant ce travail
au cours de l’année 2003, nous nous étions fixé un triple objectif :
• comprendre la logique selon laquelle s’était constituée au fil des années
une pensée stratégique forte, originale, et présentant des fils conducteurs
évidents ;
• mesurer l’ampleur et les méthodes d’une influence sur l’élaboration de
la stratégie et de la politique militaire françaises qui, si elle est indéniable
au plan conceptuel, est paradoxale, Pierre Gallois ayant quitté l’institution
quand la force de frappe et la doctrine française de dissuasion se sont réellement
mises en place ;
• introduire enfin à une biographie intellectuelle, en tâchant de comprendre
le destin d’un stratège. cela en tâchant de démêler la manière dont correspondent
et s’enchevêtrent, dans une existence singulière, trois grands fils :
l’édification d’une pensée et d’une oeuvre intellectuelle; les aléas d’une carrière
fertile en brisures et rebonds inattendus; l’histoire militaire tourmentée
de notre pays qui parcourt son chemin de l’abîme au redressement.
sur le second point, nous avons fait nôtres, appliqués à Pierre Gallois, l’étonnement
et l’interrogation de Raymond Aron face à Jean Monnet :
Pourquoi ce bourgeois du cognac, cet ancien banquier, ce petit Français, ni
orateur, ni écrivain, sans diplômes universitaires et sans décoration, a-t-il
finalement exercé une telle influence, difficile à déterminer exactement, mais
que personne ne peut nier ? 2
Pourquoi un fils de famille parisien sans diplôme que rien ne destinait aux
armes a-t-il choisi le métier de la guerre dans les années trente, quitté prématurément
l’uniforme dans les années cinquante, exercé jusqu’au début des années
quatre-vingt-dix une influence stratégique apparemment manifeste et pourtant
difficile à qualifier exactement ? trois pistes d’enquêtes s’offraient à nous. tout
d’abord, y eut-il une « méthode Gallois » en matière d’influence stratégique, et un
1. Voir Christian Malis, Raymond Aron et le débat stratégique français, Paris, Economica, 2005, 821 p.
2. Raymond Aron, « Jean Monnet a-t-il gagné ? », L’Express, 24-30 mars 1983, De Giscard à
Mitterrand, op. cit. pp. 678 -680.
projet d’ensemble ? Ensuite, comment l’influence individuelle s’est-elle articulée
sur le collectif: effets de générations, relations avec d’autres stratèges, oeuvre
des structures institutionnelles (états-majors, cabinets ministériels, etc.), rôle des
instituts de réflexion et think tanks, finalement question fondamentale du decision-
making process en matière politico-militaire sous la quatrième république
puis sous la cinquième république? Dialectique enfin du formel et de l’informel:
Jean-Baptiste Duroselle avait tiré de sa longue expérience d’historien des relations
internationales la distinction entre « groupes réels » et « groupes de l’organigramme ».
Les premiers ne sont pas le fait des membres mais d’une autorité ou
d’une règle pré-établie et formelle; les seconds s’instituent selon les choix et les
préférences des membres. très souvent, « on se rend compte que l’action de ces
groupes réels est infiniment plus importante que l’action formelle » 1. l’influence
pourrait alors bien se définir comme l’option préférentielle pour l’action informelle
(lobbying, réseaux de relations, discussions privées et « déjeuners en ville »
qui peuvent caractériser une véritable sociabilité, campagnes de conférences et de
presse, etc.) par rapport à l’action formelle, ou institutionnelle. De même qu’en
stratégie, selon André Beaufre, la stratégie indirecte se définit comme l’usage
préférentiel de moyens non militaires pour atteindre la fin poursuivie, l’influence
pourrait bien être l’arme du faible, elle peut par la répétition d’actes en eux-mêmes
modestes et discrets produire des effets « stratégiques ».
Par les résultats de cette étude, nous nous proposons également de contribuer
à trois domaines d’intérêt historique plus large. tout d’abord celui de l’histoire
de la pensée stratégique française au XXe siècle. a ce titre L’Influence d’un stratège
fait suite à l’ouvrage que nous avons consacré à Raymond Aron en 2005.
Mais, à la différence du « spectateur engagé », Pierre Gallois fut aussi un stratège
praticien, impliqué dans la genèse de la force de frappe. Aussi espère-on ici apporter
des éléments supplémentaires à la compréhension de la préhistoire de la
bombe française et de ses vecteurs, et à la genèse intellectuelle de la dissuasion,
auxquelles Dominique Mongin 2, l’amiral Duval 3, Maurice Vaïsse 4, Georges
Soutou 5, André Bendjebbar 6, pour ne citer qu’eux, ont consacré des ouvrages et
contributions importants.
Nous voudrions également inscrire ce travail dans le prolongement intellectuel
des travaux de Robert Frank, en tout cas selon la mise en perspective générale
qu’il en présente dans La Hantise du déclin. L’ouvrage propose une réflexion
sur l’histoire de la France du vingtième siècle « vue à travers le prisme d’une
problématique précise, celle de son déclin ». La Défense constitue, avec la « mon-
1. Jean-Baptiste Duroselle, Tout empire périra, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 48.
2. La Bombe atomique française 1945-1958, Bruylant Bruxelles et LGDJ Paris, 1997, 488 p.
3. L’Arme nucléaire française, pourquoi et comment ?, Paris, SPM, 1992.
4. La France et l’atome, Bruxelles, Bruylant, 1994, 324 p., entre autres ouvrages ou articles.
5. L’Alliance incertaine, Paris, Fayard, 1996, 497 p., entre autres ouvrages ou articles.
6. Histoire secrète de la bombe atomique française, Paris, Le Cherche Midi éditeur, 2000, 404 p.
7. Paris, Belin, collection « temps présent », 1994, 316 p.
-naie » et l’« identité » un de ses trois angles d’approche. comment cette sorte de
mouvement historique d’une nation, tout au moins de ses élites, s’est réverbérée
dans la pensée de nos stratèges, en l’occurrence du plus debater d’entre eux ?
Le livre que l’on va lire se veut donc également une réflexion sur l’histoire nationale
depuis « la foudre » de 1940, en choisissant une perspective longtemps
négligée: celle de la pensée des hommes en charge de la sécurité de la nation et
de ses moyens d’action militaire, ou en tout cas soucieux d’y contribuer. ce qu’on
appelle communément la pensée stratégique. la négligence de cette perspective,
à nos yeux pourtant essentielle, a des causes nombreuses. certaines sont voisines
de celles qui expliquent le délaissement dans lequel se trouvent les études de défense
et de stratégie dans l’université, négligence dont Raymond Aron s’était déjà
ému 1.
Enfin, nous espérions pouvoir apporter quelques éléments utiles à la compréhension
plus générale d’un phénomène étrange et fascinant, celui de la transformation
stratégique des armées, plus précisément dans sa composante intellectuelle.
En 2004, Michel Goya, dans un très beau livre qui croise l’histoire et la sociologie
de l’innovation, a cru pouvoir montrer qu’en temps de guerre la logique de l’innovation
tactique s’inversait par rapport à l’époque de la paix, partant du terrain
pour remonter vers les états-majors, influencer les doctrines et orienter la politique
industrielle 2. Il utilisait l’armée française de la première guerre mondiale comme
cas concret d’étude. selon quel processus l’armée française a-t-elle opéré, en
moins de vingt ans et dans les circonstances politiques et militaires apparemment
les plus adverses (régime de la quatrième république contesté et instable, conflits
d’Indochine puis d’Algérie, échec de Suez) une modernisation remarquable, alors
qu’elle avait apparemment si mal négocié le virage dans les années trente ? Quel
rôle le débat stratégique et les théoriciens, à commencer par Pierre Gallois, ont-ils
joué à cet égard?
Dans Raymond Aron et le débat stratégique français, nous avions distingué les
lieux et les niveaux du débat. ici, la question des lieux où se produit efficacement
une percolation de la pensée stratégique au service de l’élaboration de la doctrine
et de la conception de l’outil militaire est précisément une des questions qui servira
de fil conducteur à l’ouvrage. pour les niveaux, nous voudrions proposer une
nouvelle classification plus adaptée à l’oeuvre propre de Pierre Gallois comme à
la description de notre période. Des années trente aux années quatre-vingt-dix, le
débat stratégique français s’est selon nous déroulé à quatre niveaux :
• le niveau tactico-technique, qui se rapporte aux considérations technico-opérationnelles
et tactiques, et aux problèmes de conception et d’usage des
armements : à cet égard un Rougeron et un Szymonzyk se situent généra-
1. Voir sa préface aux Maîtres de la stratégie d’E. Mead Earl, Champs/Flammarion, 1987 (1980, 1943), pp. 7-10.
2. Michel Goya, La Chair et l’acier – L’armée française et l’invention de la guerre moderne
(1914-1918), Paris, Tallandier, 2004, 479 p.
-lement à ce niveau, car ils se préoccupent de l’application à la tactique des
techniques et armements nouveaux, de l’évolution des concepts d’emploi
etc. L’Aviation de bombardement, de 1937, La Guerre nucléaire, armes et
parades, de 1962, écrits par Rougeron, ou la chronique militaire tenue par
Szymonzyk dans la France libre pendant la guerre, appartiennent au même
niveau du débat stratégique. naturellement une bonne partie de la littérature
militaire concernée est une littérature interne, d’état-major. Charles
Ailleret, dans ses premières études, Pierre Gallois dans ses travaux pour
l’OTAN comme la première partie de sa thèse de 1954, bien plus tard dans
La Guerre de cent secondes 1 se situent sur ce plan.
• le niveau doctrinal : c’est celui où se relient nature des modes de combat
et conception de la structure et de l’emploi de l’outil militaire au service
des buts politiques : ainsi l’ouvrage de De Gaulle Vers l’armée de métier est
d’abord un ouvrage appartenant au niveau précédent puisqu’il commence
par s’intéresser aux formes d’emploi du char d’assaut et de l’infanterie
mécanisée et blindée, mais dépasse ce stade en proposant un renouvellement
d’ensemble de la stratégie de défense. Les textes les plus ambitieux
partent d’une définition ou redéfinition du paradigme de guerre. ainsi entendu
Stratégie de l’âge nucléaire, écrit par Pierre Gallois en 1960, est pour
l’essentiel un ouvrage de doctrine.
• le niveau politico-militaire: c’est le domaine de la politique de défense,
où les contraintes et exigences propres à l’outil militaire sont envisagées
synthétiquement en relation d’une part avec les buts généraux de la politique
étrangère, d’autre part avec les possibilités intérieures définies par la
situation de l’économie, les capacités scientifiques et industrielles du pays,
voire les rapports de force politiques; à partir du « grand Débat », le général
Gallois s’installe de plain-pied sur ce plan qui caractérisera plusieurs de
ses essais ultérieurs ;
• le niveau théorique: c’est le plan le plus conceptuel et fondamental, où
se réinterprètent, à la lumière des mutations du siècle, l’essence de la stratégie
et son rapport substantiel avec la politique d’une part, la technique de
l’autre. André Beaufre dans L’Introduction à la stratégie 2 , puis ses derniers
ouvrages nettement philosophiques, Lucien poirier dans Les Voix de
la stratégie 3 , Jean Guitton dans La Pensée et la guerre 4 , Raymond Aron
dans Penser la guerre, Clausewitz 5 illustrent ce niveau de la réflexion.
1. Paris, Fayard, 1985, 197 p.
2. Paris, A. Colin, 1963, 127 p.
3. FEDN, 1985.
4. Desclée de Brouwer, 1969, 228 p.
5. I, L’Age européen, II, L’Age planétaire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences
humaines », 1976, 472 p. et 365 p.
Pierre Gallois, tout au long de notre période circule entre les niveaux tactico-technique,
doctrinal et politico-militaire, tandis que l’oeuvre d’un Raymond Aron se situe
pour l’essentiel aux derniers deux échelons. C’est, nous le verrons, la géopolitique
qui représente pour le général Gallois son domaine d’assomption intellectuelle.
Notre programme de travail, on le concède, était intellectuellement ambitieux,
et le lecteur jugera si le résultat répond, au moins partiellement, au « cahier des
charges » initial. D’autant que son exécution pratique soulevait aussi quelques
difficultés. avant tout l’ampleur des sources. l’accessibilité elle-même ne fut pas
un problème. D’une part Pierre Gallois a fait don d’une partie de ses archives au
service historique de la Défense en 2001 1, couvrant la période 1962-2001. par
ailleurs, lui dont nous avions fait la connaissance en 1994, nous donna en 2003 un
accès illimité à ses archives personnelles, et se prêta de bonne grâce au jeu d’entretiens
fréquents pour nous aider à compléter notre information.
Mais à côté de ces indéniables facilités, il y avait le gigantisme de l’ensemble.
ceux qui l’ont approché confirment que PMG fut toute sa vie un travailleur infatigable.
Le « Fonds Gallois » du SHD consiste en 41 cartons, regroupant environ
3 000 documents. quant aux archives demeurées au domicile personnel du général
Gallois 2, elles représentent selon nos estimations, une soixantaine d’« équivalents-
cartons ». A noter cependant un large recoupement entre le fonds personnel
et le fonds cédé, les documents du SHD – essentiellement des conférences, cours,
articles – ayant souvent subsisté à travers des copies au domicile de Pierre Gallois.
aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir les références aux « archives personnelles
Pierre Gallois » largement plus nombreuses dans les pages qui suivent. Et cela
d’autant plus que l’intéressé a conservé à son domicile la partie sans doute la plus
précieuse, c’est-à-dire les documents d’état-major couvrant la période 1945-195 ,
ainsi que les documents les plus personnels liés à sa carrière militaire (carnets de
vol, journal de guerre, correspondance, plans de table des repas à domicile comprenant
des personnalités, etc.). enfin, last but not least, il faut mentionner les
ouvrages publiés de Pierre Gallois. ainsi étions-nous, au total, comme un jeune
explorateur face à un continent – une dizaine de livres à partir de 1960, des centaines
d’articles et de conférences, de très nombreux cours de stratégie et de géopolitique
– qu’il nous fallait arpenter, mesurer, cartographier pour en offrir une
description synthétique. et ainsi, pour parler le langage de la stratégie classique,
découvrir la « clef de pays ».
Une trentaine d’entretiens, échelonnés entre 2003 et 2008, ont complété, en
tant que témoignage direct de la part de PMG, Le Sablier du siècle, autobiographie
fort dense et précise par ailleurs 3. un point d’importance : L’Influence d’un stra-
1. SHD / DAA, Fonds Gallois, cartons Z 3 540 à Z 3 5 1.
2. Auxquelles nous ferons référence dans les notes infrapaginales en tant que « archives
personnelles Pierre Gallois ».
3. Pierre Gallois, Le Sablier du siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999, 564 p.
-tège se veut, cela va de soi, une étude à propos de Pierre Gallois, non un plaidoyer.
parfaitement conscient des tours que la proximité psychologique avec son « sujet
» peut aisément jouer à l’historien, nous avons eu le souci de conserver l’indispensable
recul critique. l’historien oral dispose pour cela de ressources dont nous
avons usé : recoupements, appel à d’autres témoignages et à l’historiographie et
surtout, chaque fois qu’il était possible, recours aux archives pour vérifier l’exactitude
des souvenirs et la portée réelle d’une influence revendiquée 1.
Une précision capitale. Nous évoquons fort peu l’activité de Pierre Gallois
auprès de Marcel Dassault, dont il fut le collaborateur avec le titre de « directeur
commercial » pendant vingt-six ans, entre 1957 et 1983, à l’exception de l’épisode
crucial de la réalisation du mirage IV, entre 195 et 1964 (chapitre X), et de
l’épisode de l’IDS. A cela deux raisons. tout d’abord, les archives du président
Dassault, entreposées au siège de Dassault avenue Kléber à paris, ont été détruites
pendant les années 1990 2. D’autre part et surtout, même si Pierre Gallois jouait
de ses relations militaires et gouvernementales au service de la maison Dassault,
son activité de stratège, d’écrivain et de polémiste militaires était nettement séparée
de son activité professionnelle. Dans une très large mesure, les deux carrières
furent, pendant une trentaine d’années, parallèles. même si certains textes consacrés
à la politique d’armement témoignent de cette expérience directe à propos des
spécifications, des réglementations, de l’exportation.
Concernant la période couverte, Pierre Gallois rejoignit l’armée de l’air au
milieu des années trente, et sa première initiative témoignant d’un goût pour la
réflexion militaire date de 1937. Aussi étudions-nous la formation du stratège à
compter de cette période, même si notre premier chapitre est l’occasion de faire
remonter la biographie à 1911. Mais pourquoi avoir fait cesser notre investigation
en 1994 ? Cette année-là, le général Gallois signe un réquisitoire en forme
d’essai contre la nouvelle politique militaire consignée dans le Livre Blanc du
gouvernement Balladur, dont les grandes orientations vont prévaloir, au moins
formellement, pendant quatorze ans. sans doute Pierre Gallois poursuit-il ensuite
son oeuvre critique avec ardeur, publiant une dizaine d’essais et de très nombreux
articles de stratégie et surtout de géopolitique dans les années suivantes. mais nous
souhaitions nous limiter à la guerre froide et à ses lendemains immédiats, puis-
qu’il s’agit de la période centrale pour le développement et la mise en oeuvre de la
stratégie nucléaire et qu’elle possède une évidente unité historique. après quoi, il
est bien évident que l’on aborde franchement un nouveau cycle stratégique et de
la politique de défense, comme on en eut parfaitement conscience à l’époque 3.
1. Par exemple, on le verra dans la suite de l’ouvrage, à propos de l’influence réelle de Pierre
Gallois sur Pierre Mendès-France et sa politique nucléaire militaire au second semestre de 1954.
2. C’est ce que nous a appris Claude Carlier qui y avait eu accès pour écrire sa biographie de
Dassault, et auprès duquel nous avons appris les éléments utiles pour notre sujet. l’ensemble contenait environ 300 000 documents, essentiellement des lettres.
3. Voir par exemple Diego Ruiz Palmer, French Strategic Options in the 1990s, Adelphi papers n° 260, International Institute for Strategic Studies, 1991.
En outre, en 1994 PMG est un homme de quatre-vingt-trois ans dont le prestige
est grand mais la contribution aux débats désormais plus respectée qu’écoutée,
Cela d’autant plus que les « fondamentaux » de la politique militaire gaullienne se
modifient. Enfin nous abordions un passé très récent aux enjeux souvent toujours
vifs, à peine devenu un territoire pour l’historiographie, qui eût supposé un recours
très massif à l’histoire orale. Les conditions de recul et de sérénité post eventum ne
nous paraissaient pas réunies 1.
Cela est si vrai que même à propos du nucléaire, la braise des passions n’est
pas tout à fait éteinte à la fin du siècle dernier. En témoignent ces lignes de Pierre
Clostermann à son vieil ami où transparaît l’atmosphère d’une époque et, peut-
être, le vibrato d’une vie :
Vous êtes toujours le brillant polémiste et l’admirable avocat du nucléaire
français contre la « nomenklatura » nationale… Les Aron, les Stehlin, les
« gnagnagna » comme les qualifiait de Gaulle. Vous aurez rendu à la France
le plus grand des services, polémiste brillant et victorieux, infatigable, esprit
éminent. On ne vous dira jamais assez merci – et les faits vous ont donné raison… 2
1. ainsi l’épisode du voyage controversé du général Gallois en Bosnie en novembre 1995, auprès de Radovan Karadzic et du général Mladic, rapporté dans Le Sablier du siècle (pp. 500-519), nous paraissait le type même de l’événement très difficile à aborder en historien dans de bonnes conditions. L’amiral Pierre Lacoste, lui-même protagoniste du développement de la force de frappe dans les années 60 et ami de Pierre Gallois, dans un entretien du 15 avril 200 nous a approuvé à cet égard.
2. Lettre manuscrite du 5 décembre 1999, archives personnelles Pierre Gallois.
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